- Auteur : Pierre Bordage
- Lu : décembre 2013
- Ma note :
Après la guerre nucléaire, une pollution mortifère a confiné la partie privilégiée de la population mondiale dans des mégapoles équipées de filtres purificateurs d’air. La plupart des capitales sont désormais regroupées en Cités Unifiées. NyLoPa, la plus importante et stable des CU, réunit New York, Londres et Paris et compte 114 millions d’ habitants.
Les citoyens sont équipés d’une puce d’identité et la sécurité est assurée par une armée suréquipée qui fait office de police, les fouineurs, sorte de super détectives, un corps spécial composé d’individus sélectionnés pour leurs capacités analytiques.
Dans ce monde en survie à l’équilibre plus que précaire, des centaines de meurtres sont soudain perpétrés, dans toutes les villes et en quelques minutes, par d’invisibles assassins. On soupçonne une secte d’en être à l’origine, mais l’enquête menée par les fouineurs va les plonger dans un enchevêtrement de complots et de luttes de pouvoir, tandis que les Ombres continuent de frapper de plus belle.
Remontant la piste, les fouineurs vont être entraînés hors des cités, dans le « pays vague », à l’extérieur du monde civilisé, le lieux inconnu de tous les dangers…
Mon avis
Je termine l’année en découvrant (enfin !) Pierre Bordage et j’en reste béate. Tout au long d’un beau pavé de 500 pages le lecteur est plongé dans deux récits parallèles mettant en scène deux groupes de protagonistes. Ici, point de héros principal, ni même deux, car chaque groupe est composé de personnages ayant chacun un grand rôle à jouer. Les deux récits sont entrecoupés de voix off, toujours différentes, qui apportent un éclairage nouveau sur le contexte. Ces voix anonymes constituent les fameuses chroniques évoquées dans le titre. Le lecteur suit donc à la fois Ganesh, jeune fouineur de NyLoPa, et Deux-Lunes, guérisseur du pays horcite. Le premier a accès à la technologie la plus avancée, à la sécurité, au confort, tandis que le second survit dans une zone hostile où la société a volé en éclat. Les populations survivantes se sont constituées en clans mais l’organisation précaire et les conditions de survie sont telles que les rivalités perdurent, entraînant régulièrement des guerres sanglantes et meurtrières. Si NyLoPa doit faire face à de curieuses et inquiétantes vagues de meurtres massifs et inexpliqués, le pays vague se voit soumis à une horde de tueurs qui sème la destruction parmi les clans et les agglomérations horcites. Le fouineur va mener son enquête au sein de NyLoPa, tandis que le guérisseur va chercher à survivre tout en essayant de comprendre l’origine de ces tueurs aussi redoutables qu’efficaces.
Le lecteur découvre deux mondes radicalement différents, avec d’une part une société technologiquement très avancée, où le confort et la sécurité prédominent, et d’autre part une société qui tente de s’organiser tant bien que mal malgré la misère, les conséquences de mutations génétiques, les rivalités entre clans et la violence omniprésente. Les Cités Unifiés font mine d’ignorer le pays vague, celui-ci est laissé à l’abandon, sa population faisant l’objet de mythes et de rumeurs pas toujours fondées, et inspirant le mépris aux citadins bien nourris et bien protégés. Le contraste est édifiant, la sécurité est portée à son paroxysme, avec une surveillance permanente de chaque individu, où les libertés individuelles ont été bizarrement reniées au nom d’une protection de tous les instants et d’un confort de vie bien superficiel. Le pays horcite quand à lui, s’il représente la terre de tous les dangers, des toutes les violences, ses habitants restent libres.
Les péripéties des deux groupes ne laissent aucun temps mort. Le rythme est soutenu, ponctué par des extraits de chroniques bien placées. Chaque personnage a une grande importance, la solidarité des uns contraste avec l’égoïsme des autres, l’Homme est montré sous tous aspects, du plus vil au plus noble. Même si le contexte des pays horcite favorise l’agressivité et l’individualisme, certains personnages, certains clans tentent de faire preuve d’empathie et de bienveillance. La relative insouciance des citadins leur fait oublier leur prison dorée et leur confinement forcé. Transformés en individus assistés et surprotégés, ils sont totalement dépendants de la matrice et des Cités Unifiées, incapables de survivre dans la nature, tandis que les horcites, les « sauvages », ont su s’adapter tant bien que mal et tirer partie de leur environnement, quitte à « régresser » vers un mode de vie rude et ancestral.
Le déroulement de l’intrigue aussi bien que l’évolution des personnages tient en haleine sur toute la longueur, on reste curieux de savoir si les deux groupes vont finir par se rejoindre, et si oui, comment ? Dans les deux cas, la survie et la volonté de savoir, de comprendre, prend le dessus sur tout le reste. Malgré une situation désespérée, chaque personnage est mu par le désir de savoir, mais aussi par l’empathie.
Bordage aborde un thème complexe et fascinant. Que deviendrait l’Homme en cas de catastrophe majeure décimant la majorité de la population ? Serait-il capable de survivre, de tirer une leçon de ses actes ? Commettrait-il à nouveau les mêmes erreurs, prisonnier de ses instincts les plus bas et les plus ancrés ? Malgré son intelligence et les progrès faits au cours des siècles, est-il encore capable d’évoluer afin de préserver la vie sur Terre et sa propre suprématie, ou est-il voué à l’auto-destruction ? L’auteur imagine et construit un monde effrayant, mais réaliste et crédible sur bien des points. La perte des libertés individuelles au nom de la sécurité est un problème d’actualité porté ici à l’extrême. La peur de l’inconnu et le rejet de tout ce qui est différent ou considéré comme inférieur, et la facilité d’accepter l’inacceptable qui découle de cette peur, autant de thèmes intemporels qui enrichissent un récit de fiction percutant, troublant, fascinant et exaltant.
Quelques extraits :
La vision démocratique des cités s’apparentait à un leurre. On avait gardé de l’ancien temps le pire de la démocratie. On entretenait dans la population citadine l’illusion de participation à la vie politique des cités, mais le choix des maires, s’il s’effectuait par un système d’élection universelle, était biaisé par le fait que les candidats se recrutaient dans un noyau restreint appartenant à l’élite et désireux avant tout de reconduire leurs privilèges. C’était, pour le peuple, comme si vous proposiez à un agneau le seul choix d’être dévoré par le tigre ou le lion. La démocratie n’a de sens que si elle sert réellement les intérêts de tous, elle n’est autrement qu’un pouvoir régalien déguisé, une farce cruelle dont les dindons sont toujours les mêmes. La conservation du pouvoir accaparait à tel point les maires qu’ils étaient en réalité des proies toutes désignées pour les ennemis de l’humanité. Les manipulateurs sont les plus faciles à manipuler pour peu qu’on agite habilement le chiffon de la flatterie. Je le clame haut et fort : si l’humanité se voit offrir une chance de repartir, elle devra tirer les leçons du passé et cesser enfin de se fourvoyer dans ses éternelles impasses.
J’ai adoré l’apparition de la Cité de BarPer, certains Catalans indépendantistes seraient ravis de ce que Brodage en fait :
« Si le soleil est le père de BarPer, la montagne est sa protectrice, la mer sa marraine, et l’âme catalane sa mère. » (Proverbe de BarPer)
« BarPer n’est pas seulement une cité, elle est un cœur qui permet au sang catalan de circuler. » (Proverbe de BarPer)
Note : Il est toutefois dommage que lorsqu’il évoque la chaîne des Pyrénées dans cette région, Bordage ne parle pas plutôt et (plus précisément) du massif des Albères, qui en est sa partie la plus orientale, et où se déroulent certaines scènes. Mais on ne va pas chipoter ! 🙂
Une remarque pertinente pour “Chroniques des ombres”
Un sacré livre. Heureuse de te l’avoir fait découvrir 😉
Les commentaires sont désormais fermés.
Pour la suite de mes lectures et autres déviances,
cela se passe désormais sur Ma Grosse PàL.