- Auteur : José Carlos Somoza
- Ma note :
- Lu : juin 2013
Puissant, immense, tout de verre et d’acier, le Grand Train de 7h45 vient de s’ébranler à destination de Hambourg, quand, à son bord, le modeste employé Daniel Kean distingue une flaque rouge sang aux pieds d’un passager. Pour déjouer l’attentat imminent, le jeune homme amorce le dialogue avec le kamikaze agonisant qui lui susurre quelques mots à l’oreille. Le voilà dépositaire malgré lui d’un effroyable secret : l’emplacement de la « Clé » qui pourrait détuire Dieu, détruire surtout la crainte qu’il inspire aux hommes.
Flatté, menacé ou manipulé par deux bandes rivales qui se disputent cette boîte de Pandore, Daniel s’immerge dans un univers peuplé d’ombres, traverse des ténèbres et affronte des mythes et des divinités archaïques. Tels Verne, Stevenson ou Lovecraft, José Carlos Somoza conduit ce thriller futuriste vers des terres inexplorées, des continents entourés de marais, des océans contenus dans des cercueils de verre, orchestrant l’éternelle bataille, ici magistralement renouvelée, entre les méandres de la foi, on revient riche d’une seule certitude : ce « pour ou contre » Dieu qui a forgé notre conscience d’être au monde, cette croyance ou ce déni qui règlent nos vies, il faudra admettre qu’ils ne reposent sur la seule puissance fabulatrice des hommes. Un postulat bâti sur une légende !
Mon avis
L’histoire démarre à cent à l’heure tel un roman d’aventures ou un thriller échevelé. Les premières pages ne nous laissent pas d’autre choix que celui de poursuivre notre lecture avide. Daniel Kean est lui aussi embarqué dans une quête qui le dépasse mais qui va très vite le concerner de près, et pour laquelle il prendra tous les risques. L’univers décrit par Somoza est un futur très lointain, assez lointain pour nous faire perdre tous nos repères, et lui permettre de distiller des indices troublants tout au long du récit. Il ne dit finalement pas grand-chose des us et coutumes de l’époque, que l’on estime à quelques millions d’années dans le futur, mais sans plus de précision. Somoza se contente de semer des allusions, comme si cela coulait de source, au lecteur de faire ses déductions. C’est sans doute pour cela que j’ai eu plusieurs fois envie d’abandonner ! Trop peu de repères, trop de « bizarreries », etc. Et pourtant ! j’ai fini par classer ce roman dans mes coups de cœur pour les mêmes raisons.
Daniel Kean rejoint un groupe de personnes plus ou moins liées et les suit dans leur recherche de la clé de l’abîme. Croyants et non-croyants s’allient dans une même quête, celle de la preuve de l’existence de Dieu, ou de sa non-existence. Le principe du roman reste assez basique : deux bandes rivales se disputent la découverte de la clé, le héros est pris entre les deux, aspirant à la vengeance. De nombreux clichés parsèment l’intrigue, l’action est omniprésente, le rythme complètement débridé, avec de rares temps morts. Ces fameux clichés m’ont un peu gênée, mais l’idée de fond étant ce qu’elle est, et la virtuosité de Somoza étant indéniable, certains aspects un peu too much sont finalement passés à la trappe. La société dans laquelle nous plonge l’auteur est clairement très avancée, d’un point de vue technologique, nous sommes à des années-lumière de ce que nous connaissons. Le contraste avec les croyances de certains personnages est d’autant plus prononcé. Sur des allures de thriller et de roman d’aventures, le fond du propos reste l’absurdité des croyances religieuses. On nous dépeint une Humanité qui a réussi à améliorer physiquement l’Homme, à le rendre plus résistant, plus beau, libéré de la plupart des contraintes liées à sa nature, mais qui a échoué à le libérer des superstitions. L’Homme serait-il voué à la crédulité ? Somoza va plus loin, et comme dans tous ses romans, oppose la fiction à la réalité. À force de croire sans réserve, est-il possible de rendre réel ce que nous croyons ? Les croyants de Somoza, finissent par voir ce qu’ils croient. La frontière devient étroite et l’effet placebo surpuissant. Le pouvoir de l’esprit, des croyances, de l’ignorance, semblent repousser les limites. Dans ce monde, qui ignore tout de son origine et de son histoire, il ne reste que la Sainte Bible en guise de repère. Les non-croyants ont d’autant plus de mérite d’exister ! Quant aux croyants, c’est un peu comme aujourd’hui, chacun prend ce qu’il veut, ce qui l’arrange, parle de métaphores et de symboles, ou de vérité ultime selon le cas. Les différents courants de croyance se distinguent parmi les quatorze chapitres qui composent la Bible, rare sont ceux qui y croient dans son intégralité, au contraire :
« Il s’agit de la Bible, celle qui s’intitule… “Sainte Bible de l’Amour et de l’Art”, Notre Livre, le livre qui décrit la réalité. Je suppose que tu l’as lue, ajouta-t-il, sans doute ironiquement, puisque Daniel ne connaissait personne qui ne l’ait pas lue au moins une fois. Elle comporte Quatorze Chapitres, quatorze fables ou paraboles qui constituent la somme de l’univers. Il existe des croyants de chacun des Chapitres, ou de plusieurs à la fois. Très peu d’entre eux sont des croyants profonds d’un seul et, parmi eux, moins encore arrivent à l’être de plus d’un seul Chapitre ».
L’auteur nous livre tout cela dans un univers à la Lovecraft. Les spécialistes et les amateurs avertis auront déjà fait le rapprochement. Personnellement, bien qu’ayant lu quelques nouvelles de Lovecraft, je ne l’ai pleinement fait qu’à la dernière page. Quelle ne fut pas mon extase devant le génie de Somoza. Je félicite mon inculture sur ce coup-là, sans elle, je n’aurais pas eu cette surprise.
La clé de l’abîme est tout à la fois un roman d’aventures, un thriller futuriste, une anticipation mystique, et débat sur l’absurdité des croyances religieuses, sur ambiguïté entre la fiction et la réalité. Un très grand Somoza que voilà, dont les quelques défauts sont rattrapés par le génie sous-jacent de l’auteur et la profondeur du propos. Et comme toujours chez Somoza, un roman qui ne ressemble à aucun autre. Même pas aux siens.
5 remarques pertinentes pour “La clé de l’abîme”
J’adore Somoza, cet homme est un génie ! Je n’ai pas encore lu ce roman-ci mais j’ai hâte !
Tu peux y aller en toute confiance je crois 🙂
Au départ, je me disais : mouais le thème ne m’accroche pas trop. Et puis, maintenant, je me dis : je veux le lire 😀
Celui-ci fait partie de mes préférés de Somoza, qui sont plus nombreux que les « moins bien ». Qui restent eux-mêmes très bons quand même. ^_^
J’ai déjà noté de le lire ! Un auteur passionnant, et puis comment résister à ces couvertures si magnifiques ?
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