- Auteur : Anne-Catherine Blanc
- Ma note :
- Lu : 10/2014
Il y a très longtemps, j’ai renié mes eaux profondes en regardant couler le fleuve.
Môme du bidonville, j’ai connu la rue, la faim. Mes jours, mes nuits tendent vers un but : survivre. Pour moi, c’est une promotion de servir dans un bordel miteux, esclave de ces dames et d’une taulière décatie.
Méfiance ! Son nouveau client est une toute-puissante ordure. Cette fois, notre Mamá a visé trop haut.
Faute d’y laisser ma peau, je dois les défendre, elle, la Chica et la Maria. Peu m’importe que les petites soient les proies d’un trafic abominable : les états d’âme sont un luxe hors de ma portée.
D’ailleurs, si je m’attendris, je plongerai dans le lac obscur des yeux de la Maria, qui reflètent mes propres abîmes.
Mais face à Don Jaime, je ne fais pas le poids.
Je n’ai pas non plus la force de refouler les eaux sombres de la mémoire. Inexorablement, elles m’entraînent vers le fleuve.
Mon avis
Les plus âgés fidèles d’entre vous se souviendront peut-être de mon engouement pour les précédents livres d’Anne-Catherine Blanc. Bien que différents l’un de l’autre sur bien des points, L’astronome aveugle et Moana Blues avaient été d’énormes coups de cœur. Avec Les chiens de l’aube, l’auteur nous administre une nouvelle baffe littéraire dans la tronche. Si j’osais, je dirais que ce dernier-né est un poil de nez au-dessus des deux autres. Oui, carrément, et je reste sobre.
Le narrateur, petit septuagénaire boiteux issu des bidonvilles, travaille comme homme à tout faire dans une maison close d’Amérique du Sud. Depuis quinze ans, il fait office d’esclave dans le couvent administré par la Mère Sup’, envers laquelle il voue une fidélité et une reconnaissance sans borne. Homme humble, il se satisfait de son sort, bénéficiant du gîte et du couvert dans un confort relatif mais inédit pour lui, il sait néanmoins que la sécurité de ses vieux jours dépend de succès du commerce de la Mère Sup’. Si cette dernière gère son bordel sans trop de scrupules, le narrateur, surnommé Hip Hop, ferme également les yeux sur la nature des affaires de sa patronne et se contente de ce qu’il a, espérant le conserver le plus longtemps possible. Jusqu’au jour où l’arrivée d’une petite nouvelle commence à réveiller en lui des souvenirs aussi lointains que refoulés, et qu’une rivalité entre la Mère Sup’ et son Abbesse menace la pérennité de l’entreprise.
Dans l’atmosphère moite de ce pays sud-américain jamais nommé et affligé d’une dictature particulièrement sévère, on pénètre dans la vie du « couvent », on y devine des secrets et des scandales glauques. On fait la connaissance des travailleuses de la nuit, de leur misère sociale, affective et de leur soumission, de leur passé dans les bidonvilles, mais aussi de leur chance d’officier dans une maison close et non dans la rue. La Mère Sup’ ne fait pas dans la légalité, seuls ses appuis haut placés lui permettent de faire fonctionner son affaire, notamment la partie la plus lucrative et la moins honnête, mais la vigilance reste malgré tout de mise, car un faux pas, une erreur de jugement, et tout peut basculer. Lorsqu’une transaction d’un genre spécial est mise en place, le narrateur sort discrètement de sa routine pour mener sa petite enquête, conscient du danger potentiel en cas d’échec, au vu des personnes impliquées.
Dans le même temps, on en découvre progressivement un peu plus sur Hip Hop, au fur et à mesure que ses souvenirs resurgissent, lui dévoilant au compte-goutte un passé qu’il s’est efforcé d’oublier. L’arrivée de la Faena, petite dernière de la maison, et la gentillesse de la Chiquitita vont lui ouvrir les yeux sur bien des choses. Double intrigue donc, qui partage la curiosité du lecteur entre le personnage du narrateur et l’issue de la dangereuse transaction. Tout ce petit monde est très attachant, Hip Hop est un vieux bonhomme attendrissant dans sa soudaine prise de conscience et sa sentimentalité renaissante. Son langage, d’un style aussi coloré que vivifiant est tout à la fois cru et poétique, teinté d’humour et d’auto-dérision. Le rythme est égal et soutenu, sans temps morts, on entre dans le récit dès le premier paragraphe. Le personnage de Hip Hop incarne le courage, l’humilité, la hargne de vivre malgré tout, d’aller jusqu’au bout même si rien n’a jamais beaucoup joué en sa faveur. L’auteur ne nous épargne pas les coups de théâtre, l’imminence du dénouement est l’occasion de quelques scènes d’action aussi inattendues qu’efficaces. Quant au dernier chapitre (voire l’avant dernier si vous êtes perspicace et attentif), il nous apporte la dernière clé à la compréhension du pourquoi du comment, et clôt magistralement un récit déjà fort. Un grand moment que ce final tout en émotion !
2 remarques pertinentes pour “Les chiens de l’aube”
Je ne connaissais pas du tout cette auteure, merci pour la découverte! =)
LES CHIENS DE L’AUBE roman d’ Anne-Catherine Blanc, D’un Noir Si Bleu 2014
C’est un roman poignant qui contient en fait 4 histoires : l’histoire d’un bordel, l’histoire des habitants de ce bordel – la maîtresse, les collaboratrices et les membres du personnel – et l’histoire de quelques visiteurs importants de cet établissement, et par-dessus tout l’histoire d’un personnage, appelé Hip Hop.
Il se déroule à Buenos Aires dans l’ Argentine de la post-dictature. Roman bien structuré. L’auteure commence par plonger le lecteur dans l’ambiance d’un bordel où va se passer l’essentiel de l’action. Le récit décrit l’histoire du bordel, sa naissance, l’aventure qui s’y déroule et la fin brutale d’une période. Il ouvre sur une longue exposition où sont présentés les personnages principaux : la Mèr’ Sup, la patronne, femme aigre, autoritaire et brutale surtout envers les filles les plus jeunes, les plus vulnérables, la Mafalda, prostituée expérimentée, intrigante raffinée, le portier el Palomito, une brute sadique qui doit assurer la défense, deux filles la Chiquita et la Maria, la mystérieuse, et bien sûr, Hip Hop, le factotum de la maison. Procédé original, c’est ce dernier qui est le narrateur. Tout le récit provient donc de ses observations et ses réflexions, lui qui est pourtant au plus bas de l’échelle de tout le collectif. Au-delà et au travers de l’intrigue proprement dite, c’est l’histoire de ce barbon handicapé qui forme le noyau du roman.
Ce qui frappe, c’est ce style parfaitement adapté au personnage de Hip Hop, être sorti des bas-fonds de la société, c’est-à-dire de la misère du bidonville, langage populaire, familier, truffé de vocabulaire argotique, plein d’humour et d’ironie, de sagesse même malgré ses conditions de vie pénibles. L’intrigue est époustouflante avec des rebondissements inattendus. Au fil des pages se profile un virulent réquisitoire contre les multiples abus des enfants et des femmes.
Mais en toile de fond se dessine le portrait bouleversant que Hip Hop brosse de lui-même, l’histoire de sa vie. C’est ici que nous trouvons l’essence du roman, c’est cette émotion suscitée par un être qui lutte, qui souffre et qui, porté par un optimisme indestructible, veut rester debout.
Martin Pistorius, février 2015
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